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Le personnage de Satan
dans l’apocryphe bogomile
« Interrogation de Jean »

David Zbíral

Avertissement

Ce document n’est pas destiné à un spécialiste : pour lui, il est absolument sans valeur. Le but est de présenter une des personnages clés de l’Interrogatio Iohannis à ceux qui ne connaissent l’apocryphe que vaguement ou pas du tout.

Voir aussi une liste des traductions et d’autres informations à la page dédiée à l’Interrogatio Iohannis.

L’auteur tient à remercier Mlle B. Librová qui a relu ce texte et qui en a corrigé plusieurs fautes.

Introduction

L’Interrogatio Iohannis est un apocryphe bogomile provenant du bas XIe s. ou du début du XIIe s. Nous ne savons pas avec certitude dans quelle langue sa version originale, aujourd’hui perdue, avait été rédigée : c’était soit le grec, soit l’ancien slave. Les Cathares d’Italie et d’Occitannie ont, eux aussi, usé l’apocryphe. Il est conservé en deux rédactions latines, celle de Vienne (Autriche ; un manuscrit presque complet) et celle de Carcassonne (deux manuscrits complets et une édition imprimée de l’an 1691 dont le modèle est perdu). Ces deux rédactions diffèrent notamment dans le lexique mais quasiment pas dans le déroulement de l’action et dans l’ensemble ; il semble donc qu’il s’agit de deux traductions distinctes.[1] L’œuvre représente l’élaboration la plus complète de la théologie bogomilo-cathare parmi tous les textes du milieu hérétique qui se sont conservé jusqu’à nous, comprenant la cosmogonie, l’anthropogonie, la sotériologie et l’eschatologie hérétiques.[2]

Une analyse plus complèxe de l’ouvrage est impossible dans ce bref commentaire. C’est pourquoi nous avons décidé de ne pas essayer de l’examiner dans son ensemble et de ne focaliser qu’au personnage de Satan, le personnage le plus important de l’apocryphe en quelque sorte, dans ses cinq fonctions cruciales.

Le personnage de Satan

Quatre passages clés caractérisent l’apparence visible de Satan,[3] laquelle subira quelques changements dans le récit : d’abord, Satan a l’air angélique et lumineux, mais après la corruption de certains anges et après sa chute,[4] « la lumière fut retirée de lui ; sa face devint comme du fer rouge et elle fut toute semblable à celle d’un homme ».[5] Puis c’est la forme du serpent[6] que Satan va acquérir. Ici, le texte latin n’est pas tout à fait clair, mais il semble que Satan a créé le serpent et son esprit malin est entré dans le corps du serpent. Le dernier passage décrivant la physionomie de Satan est celui qui mentionne le « dragon à sept queues », déjà préfiguré dans le passage portant sur la transmutation de Satan après la chute (où l’on parle du fait que Satan a entraîné avec sa queue la troisième partie des anges).

Dans la religion populaire (qui a exercé une grande influence sur l’apocryphe) une certaine tendence au concret, au visible a subsisté pendant le Moyen Âge. C’est aussi dans l’Interrogatio, dans le choix des motifs et dans la manière dont ils sont traités, que cette inclinaison se manifeste très nettement. Le changement de rôle et de caractère de Satan est marqué au moment clé même par une transformation de son visage.

Satan le ministre des affaires célestes

Lucifer était d’abord (même pour les orthodoxes) un ange de lumière régissant les puissances célestes. Sa gloire de jadis est l’objet de la première question de Jean, par laquelle tout le récit sur la chute et la salvation est ouvert.

Le pouvoir de Satan sur les puissances est montré aussi au cours de sa descente du ciel jusqu’aux fondements de la terre : il ordonne aux anges de lui ouvrir les portes de l’eau et de l’air. Mais son pouvoir a des bornes : à un moment, il arrive au « principe du feu » et il ne peut pas procéder à cause des flammes ardentes.

Il semble que l’intention théologique de ce détail, connu même par d’autres récits apocryphes,[7] peut être de montrer une certaine incapacité et détérmination de Satan (l’Interrogatio Iohannis relève du dualisme mitigé). C’est aussi un signal avertisseur : ce feu, c’est le feu éternel préparé pour Satan et ses anges (cf. Matthieu 25:41). Cette expérience marque la transition de Satan à partir de l’orgueil et le vœu de « placer son siège sur les nuées » pour ressembler au Père céleste vers la malice. C’est ici que Satan fait connaissance de sa limitation et le mal et la haine remplissent son cœur (à la place de la pénitence et du regret).

 

C’est toujours la parabole biblique de « l’économe de l’iniquité » qui figure dans l’arrière-plan du mythe cathare de la trahison de Satan : un ministre trahit son maître en corrompant les autres serviteurs et en se révoltant.

Satan le corrupteur

Quand Satan corrompt les anges, il le fait par l’intermédiaire de deux tentations : 1.) par la promesse de créer un monde où il règnera avec ceux qui vont le suivre et 2.) par la remise des dettes (« combien dois-tu à ton maître », etc.).

Dans d’autres explications de la chute, c’est aussi la femme qui sert à Satan de gluau (déjà avant la création d’Ève). La sexualité et le désir du pouvoir : c’étaient, d’après les Cathares et les Bogomiles, deux principaux maux éloignant l’homme du Royaume céleste ; ces vices sont ici transposés au début même du procès qui a causé l’emprisonnement des anges dans le corps et dans ce monde visible, créé par le diable.

Satan le créateur

Satan est chassé des cieux. Il veux dégager sa promesse de créer un monde ; mais il ne peut rien faire sans la permission de Dieu puisqu’il n’a pas, lui-même, de force créatrice. C’est une note toute brève et pourtant très importante : le dualisme absolu est rejeté ici d’une manière très nette. Il est assez douteux si nous pouvons voir déjà dans l’Interrogatio des signes précurseurs de la vive polémique entre les dualistes « mitigés » ou « modérés » d’une part et les dualistes absolus d’autre part (comme elle est connu du milieu des Cathares italiens dès les années 30 du XIIIe siècle au moins). Évidemment, cette polémique – s’il y en a – n’est pas présente d’une sorte définie et belliqueuse (qui n’a atteint qu’une couche assez étroite des Cathares et des Bogomiles et évidemment pas avant une certaine intellectualisation du catharisme italien à la suite du grand essor des universités). Mais tout de même, cette différenciation en deux théologies n’était pas inconnue chez les Bogomiles. Elle n’a pas surgi en Occident, elle y a été transportée.

Nous ne pouvons pas conclure avec certitude s’il y a des traces de cette polémique dans l’Interrogation de Jean. Mais l’auteur suit le dévéloppement théologique du dualisme mitigé assez strictement et quelques détails du récit peuvent indiquer que le rédacteur de l’Interrogatio connaissait ce qu’on appelle le dualisme absolu, quoique peut être comme une fraction dans sa propre communauté ou comme une « hérésie » d’un individu plutôt que comme une « école » ou comme une théologie d’une Église cathare distincte.

Ce qui succède, c’est au sujet de quoi tous les Cathares tombaient d’accord : les actions décrites dans la Génèse sont attribuées à Satan ; c’est lui qui sépare les eaux, qui crée les plante et les animaux et finalement le corps de deux êtres humains dans lesquels il enferme ensuite deux anges.

Satan le séducteur

Ce n’est pas par la corruption où par des promesses que Satan soumet l’homme à sa volonté. Il n’y a aucun poste d’où les anges emprisonnés dans les corps de boue puissent encore tomber. Ce que Satan doit faire, c’est de changer non pas leur status ou leur loyauté mais leur nature même qui est – dès la création des anges, nulle part mentionnée dans l’Interrogatio – bonne. Le diable conçoit de le faire par intermédiaire de la femme ; à l’opposé de la version biblique, il n’essaye pas de la corrompre mais de la séduire charnellement. Ce point est bien connu dans la littérature rabbinique et dans d’autres récits apocryphes.

Satan « assouvit sa concupiscence avec Ève en se servant de la queue du serpent »[8] : une image assez impressionnante, menant M. Lambert à parler de « carnal imagery »,[9] mais en effet pas du tout autotélique.[10] Il s’agit ici par contre d’un aspect crucial de l’anthropologie bogomile et cathare : la sexualité est une répétition et réactualisation de ce péché primordial, et « ainsi s’accomplit le règne de Satan en ce monde et dans toutes les nations ».[11]

Satan l’Antéchrist

Le dernier rôle dans lequel Satan se présente dans l’apocryphe, c’est le rôle de l’Antéchrist, opposé à Jésus et subvertissant sa mission de salut. D’abord, le diable envoie le prophète Élie qui s’incarne dans Jean-Baptiste, personnage diabolique pour le moins. Le faux baptême de Jean concurrence Jésus-Christ et son baptême spirituel. C’est aussi Satan qui procure du bois dont la croix sera faite : d’après les Cathares, Jésus-Christ n’est point venu pour mourir sur la croix mais pour prêcher et révéler l’opposition absolue entre Satan et le bon Père céleste.

Les sources de l’image de Satan dans l’Interrogatio

Le personnage de Satan dans l’Interrogation de Jean a plusieurs sources dont la première, qui se fait voir dans tout le cadre de l’apocryphe, est la conception biblique de Satan comme un séducteur, maître des anges déchus et finalement le dragon apocalyptique. Ce dernier rôle a trouvé une élaboration très dynamique dans la section eschatologique du récit qui relève le plus des matières bibliques.

Une autre source est évidemment la théologie dualiste des Bogomiles. Satan est très puissant, il est le vrai maître de ce monde où Dieu a seulement un pouvoir assez limité, quoique ce soit justement lui qui a choisi d’éprouver de la compassion avec Satan (qui l’implorait après sa chute) et de lui donner sept siècles pour qu’il fasse ce qu’il voudrait.

Il faut aussi mentionner comme une des sources l’éxégèse bogomile et cathare de la Bible. À la façon des anciens gnostiques, les Bogomiles ont refusé de lier les récits vétérotestamentaires (notamment ceux qui portent sur le génocide des villes cananéennes et sur la création des corps charnels) avec le Bon Dieu.

Ce sont aussi sans aucun doute les autres apocryphes qui ont exercé une profonde influence sur le personnage de Satan telle qu’elle est présentée dans l’Interrogation.

Enfin, c’est la richesse de l’imaginaire populaire médiéval qui se fait percevoir. Jusqu’ici, l’étude des motifs apocryphes s’orientait avant tout vers des apocryphes rédigés par les réguliers sous une forme assez homogène, mais il ne faut pas oublier que c’est oralement que la plupart des matières apocryphes étaient transmises ; désormais, il faut se pencher sur des fragments conservés dans un vaste éventail des sources.

Quant aux inspirations gnostiques, il est douteux s’il y a plus qu’une certaine correspondance accidentelle. Nous sommes convaincu qu’E. Bozóky surestime dans son commentaire l’importance des idées gnostiques pour la formation de l’Interrogatio ; E. Bozóky formule les jugement d’une manière très prudente mais tout de même, elle consacre beaucoup de place à mentionner des parallèles gnostiques et autres. Ils sont intéressants sans doute mais ils peuvent donner au lecteur l’impression fausse qu’il existe un lien historique entre les deux idées. En tout cas, les rédacteurs de l’Interrogatio Iohannis étaient beaucoup moins lettrés que les chercheurs et il importe beaucoup de ne pas céder à la tentation d’imaginer des liens entre des idées qui nous paraissent analogues.[12]

Conclusion

Étant le seul apocryphe bogomile conservé jusqu’à nos jours, l’Interrogatio Iohannis est d’une importance particulière pour l’étude des croyances cathares et bogomiles englobant aussi les idées dualistes que maints motifs sortis du vaste et riche patrimoine de l’imaginaire populaire.

Satan, en tant que personnage le plus important et le plus dynamique de l’Interrogatio Iohannis, peut nous servir de point de répère pour une analyse plus complexe des idées présentées dans l’œuvre.

Nous avons essayé de résumer quelques traces que nous trouvons importantes. Mais un petit commentaire comme celui-ci ne peut pas remplacer une étude détaillée. Même après la publication de l’édition commentée par Edina Bozóky il reste encore beaucoup de travail à faire.

Bibliographie

Angelov, D. – Primov, B. – Batakliev, G., Bogomilstvoto v Bălgarija, Vizantija i zapadna Evropa v izvori, Nauka i izkustvo, Sofija 1967.

Bozóky, E. (ed.), Le livre secret des Cathares. Interrogatio Iohannis, apocryphe d’origine bogomile, Beauchesne, Paris 1990.

Eliade, M., Od Zalmoxida k Čingischánovi. Srovnávací studie o náboženstvích a folkloru Dácie a východní Evropy, Argo, Praha 1997.

Lambert, M., Středověká hereze, Argo, Praha 2000.

Lambert, M., The Cathars, Blackwell, Oxford – Malden 1998.

Nelli, R., Écritures cathares, Le Rocher, Monaco 31995.

Smith, J. Z., Imagining Religion. From Babylon to Jonestown, The University of Chicago Press, Chicago – London 1988.


Publication de cette version : 18. 11. 2006 21:25

Dernière révision complète : 2002

Nombre de mots : 2172

Adresse : http://www.david-zbiral.cz/Interrogatio-satan.htm

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[1] Elles partagent aussi une lacune dans le texte qui nous montre qu’elles ont une rédaction originale commune.

[2] Le texte a bénéficié de nombreuses éditions et de quelques traductions en français (notons avant tout l’édition critique des deux rédactions par E. Bozóky, Le livre secret des Cathares. Interrogatio Iohannis, apocryphe d’origine bogomile, Beauchesne, Paris 1990). Le commentaire va s’appuyer de la traduction de R. Nelli, Écritures cathares, Monaco 1995 (3e éd.). Nous avons traduit les deux rédactions latines de l’Interrogation de Jean en tchèque mais la traduction n’est pas encore publiée. La traduction paraîtra probablement à la fin de l’an 2003.

[3] Dans l’Interrogatio, le mot « Satan » doit être compris comme un nom propre.

[4] Dans l’histoire réproduite par Euthyme Zigabène au début du XIIe s., une parallèle à l’Interrogation, ce changement ne s’effectua qu’après la séduction d’Ève. Cf. D. Angelov – B. Primov – G. Batakliev, Bogomilstvoto v Bălgarija, Vizantija i zapadna Evropa v izvori, p. 75.

[5] R. Nelli (trans.), Écritures cathares, p. 48.

[6] Ou bien un jeune homme, comme le précise une glosse marginale ajoutée au manuscrit de Vienne? Ça, ce n’est probablement qu’une interprétation plus tardive et secondaire.

[7] Pour les détails, voir M. Eliade, De Zalmoxis à Gengis-Khan.

[8] R. Nelli (trans.), Écritures cathares, p. 51.

[9] M. Lambert, The Cathars, Oxford – Malden 1998, p. 206.

[10] Nous sommes convaincu que M. Lambert surestime la tendance cathare à des matérialisations grossières et leur intérêt pour des thèmes sexuels (cf. M. Lambert, Medieval Heresy; dans la traduction tchèque : Středověká hereze, p. 176).

[11] R. Nelli (trans.), Écritures cathares, p. 52.

[12] Cf. J. Z. Smith, Imagining Religion, p. 22.

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